Le Livre de mon fils

XII

Quelle amarre te retenait à la terre ? En quoi te fiais-tu le plus qu'en la Providence ? L'argent est le simulacre odieux de la Providence. Il nous attend. Fions-nous à lui. Nous le trouverons à l'heure opportune. Comme Dieu il sait prendre toutes les formes de notre désir et de notre besoin. Il étanche toutes nos soifs, tout à tous. Fruit savoureux, femme tendrement convoitée, délices des plus beaux jardins ? Il est notre confiance pour l'avenir. Point besoin de miser sur Dieu. Nous avons un autre appui, plus docile, tangible, semé chez nous.

L'argent, c'est le présent qui déjà mange l'avenir. Tu en tiens un bon petit bout d'avenir, dans ta poche. Tu le réduis à ta petite entreprise d'homme. Cette grande forêt, l'avenir tu en fais un jardin ratissé, avec des concombres et des salades. Pourquoi la grande forêt de vent, pourquoi les arbres dans le bruissement de la cime sonore, tu as ton petit clos, tes haricots et tes carottes.

L'argent est pire. Cordage qui t'arrime, il t'entraîne au môle. L'un après l'autre les vaisseaux s'en sont allés, la mer ouverte sous leur étrave, vers l'aventure. Tu restes avec ton argent. Il te rive à ces tristes quais de la terre.

Il passe de l'un à l'autre, l'argent. De qui n'es-tu pas solidaire dans cette affreuse communion. Visages que l'âpreté dévore ; que reste-t-il du jeune homme intact que j'ai connu ? Comme une cire épouse le moule, tu as pris le visage de ta passion. Les yeux fuient, la bouche est tordue, tu as le visage même de la ruse.

Mais si tu délies cette entrave, O mon fils, tu posséderas le monde. Quitte l'argent. C'est miser sur Dieu. C'est entrer d'emblée dans l'ordre de la Grâce. C'est tenter du premier coup l'aventure.

Et toi, me diras-tu, qu'as-tu donc quitté pour me parler ainsi. Hélas ! Je n'ai rien quitté. Je suis resté sur la rive où l'on recherche les honneurs, l'argent, ces vains coquillages dons se réjouissent les hommes. Mais d'avoir tenté le départ, il me reste au cœur la nostalgie de l'aventure. Il est trop tard. Je ne partirai pas. Mille liens m'enserrent. Mon cœur même est à ce rivage. Les jeunes bras de ta mère, les tiens et la nécessité de vous assurer une vie heureuse m'ont retenu. Il ne faut pas me mépriser. Tant d'amour est entré dans mon refus.

Si je suis resté sur le rivage toi, du moins, pars. Ce ne sera pas en vain que j'aurai vécu, si je t'ai donné le goût d'un horizon plus serein, si je t'ai mené jusqu'au môle d'où l'on embarque à la conquête de la joie.